Histoire de l'enseignement du jùdô en France

Le savoir enseigné n'existe pas de toute éternité. Il s'élabore selon une double détermination dont le processus de transposition didactique rend compte.
D'une part, il se construit à partir d'un savoir de référence, dont il subit les fluctuations, souvent en décalage temporel.
D'autre part, il a son propre mode de construction, dépendant de l'institution pour laquelle il est destiné et des conditions qui autorisent sa transmissibilité.
Cet article tente de décrire les différentes phases par lesquelles est passé le "savoir combattre" en jùdô, lorsque cette activité sert de support à l'éducation physique et sportive, à travers l'analyse du contenu des articles parus dans la Revue EPS, de 1950 à 1993.
Les résultats de la recherche montrent, d'abord, un écart entre ce qui est enseigné à l'école et sa référence sociale et, ensuite, la production d'outils didactiques, facilitant l'intégration de la structure d'opposition par l'apprenant.
Cette étude permet de concevoir un modèle d'analyse des conditions de la transmission du savoir, conçu comme un nouage, une articulation entre trois vecteurs, prenant en compte la contingence de la rencontre de l'élève au savoir.

Cet article présente une recherche sur la transposition d'un sport de combat, le jùdô, en support à l'enseignement de l'éducation physique et sportive. Cette étude bibliographique utilise comme corpus d'analyse des conceptions du jùdô et de son enseignement développées dans les quarante-deux articles de la Revue EPS, de 1950 jusqu'en 1993, témoignage incontournable de la "pensée des enseignants" d'EPS.

À l'issue de la description des différentes phases du « savoir combattre », elle montrera la lente et difficile prise en compte de l'aléatoire de la (structure d'opposition» pour aboutir à une théorie renouvelée de la transmission du savoir.
Si «toute pratique d'enseignement d'un objet présuppose en effet la transformation préalable de son objet en objet d'enseignement" (Verret, 1975), en conséquence la transposition didactique peut être utilisée comme un outil d'analyse des différents modes de traitement didactique et permettre de rendre compte de l'écart entre la pratique sociale de référence, le jùdô, et ce qui est enseigné à l'école (Chevallard, 1985)

Ces traitements seront appréhendés à travers les contenus d'enseignement, c'est-à-dire les conditions qui permettent la transmission par l'enseignant et la construction par l'élève d'un savoir, contenus qui sont au cœur de la problématique de l'enseignement de l'éducation physique. Cette discipline vise à développer les capacités d'adaptation d'un élève en le confrontant à la logique d'une activité physique dans un but de transformation, d'acquisition motrice (GRD APS, 1994). Cette option postule qu'il n'existe pas de savoir sans contenus et que tout désir d'apprendre est suscité par une « intention didactique pour reprendre l'expression de G. Brousseau, c'est-à-dire d'un acte délibéré et orienté d'enseigner, de transmettre.

Le savoir scolaire est d'une part soumis aux normes et aux valeurs scolaires, passé au crible des exigences de "l'orthodoxie scolaire "(Arnaud, 1985), et d'autre part aux cinq conditions, énoncées par Verret, qui le rendent scolarisable : désyncrétisation du savoir, dépersonnalisation, programmabilité, publicité et contrôle social des apprentissages, résumées par Chevallard en deux processus : décontextualisation et dépersonnalisation. Chaque article sera passé au crible de ces questions :

- Quelle est la conception du savoir à transmettre en jùdô de l'auteur ?
- En quoi est-elle en continuité ou en rupture avec celles qui la précèdent ?
- En quoi est-elle en accord ou en désaccord avec les pratiques sportives auxquelles elle se réfère ?

Les réponses significatives sont répertoriées et classées pour identifier le savoir, celui que l'enseignant transmet aux élèves, selon le schéma classique du système didactique (Astolfi, Develay, 1989) ; (Johsua, Dupin, 1993).

Cette première représentation de la transmission fait l'hypothèse d'un savoir préexistant, déjà là, que le professeur a à transmettre à l'élève, et que celui-ci, par définition, ne connaît pas. Le savoir est conçu en tiers entre les deux autres éléments du système, le professeur et l'élève.

Cet effort de description s'accompagnera d'un essai de théorisation de ce processus, tenant compte de la spécificité du savoir combattre. Bien évidemment, cet effort est à restituer dans le cadre où il s'effectue, à travers une activité particulière, le jùdô scolaire, et des productions didactiques identifiées dans la Revue EPS.

L'activité jùdô est d'abord un art martial oriental. Son concepteur, Jigorô Kanô (1863-1938) a élaboré son contenu à partir de techniques de combat japonaises transmises par les samouraïs en un ensemble cohérent, le jùdô (voie de la souplesse), à des fins d'éducation physique (Brousse, 1989) (7). Cette transformation s'est effectuée dans un contexte politique précis, celui du passage du Japon traditionnel - au fonctionnement médiéval - au Japon moderne, caractérisé par son industrialisation et son accession au rang des grandes puissances (Ère des Meiji) (1868-1912). Importé en France avant la guerre de 1914/1918 (Renié, 1905), adopté entre les deux guerres par quelques intellectuels français et soutenu à partir de 1935 par Maître Kawaishi, son véritable développement est à situer dans les années 1960 où une grave crise transforme cet art martial en jùdô de compétition (Thibault, 1966) (8). Cette évolution n'est pas sans effet sur son enseignement à l'école et sur la définition du savoir qui en découle. En fait, elle est doublement importée, d'une culture à une autre et d'une institution à une autre, ce qui rend son analyse intéressante à qui tente de décrire, dans sa chronologie et dans sa logique, le processus de transposition didactique. Ce constat conforte la nécessité d'étudier ce processus, si on se réfère à la définition que donne Brousseau de la recherche en didactique: «(étude scientifique de la production et de la diffusion des savoirs entre institutions différentes».

Que trouve-t-on dans les premiers articles de la Revue EPS ?

PLAIDOYER POUR L'INTÉGRATION DES SPORTS DE COMBAT À L'ÉCOLE (1951-1955)

Différents auteurs, enseignants dans des cc écoles de cadre ", École Polytechnique, École Normale Supérieure d'EP (ENSEP), Institut National des Sports (lNS), plaident pour l'utilisation du jùdô en tant qu'activité sportive - au sein des séances d'éducation physique et des programmes de formation des professeurs d'EP. Ces articles anticipent sur la législation puisque l'éducation sportive ne remplacera officiellement l'éclectisme des trois méthodes de gymnastique préconisées par la Méthode Française qu'après la circulaire de 1961 et les Instructions Officielles de 1962 (Lamour, Terrisse, 1992) (10). Au-delà de ce plaidoyer qui constitue la revendication essentielle de l'ensemble des articles, la question porte sur la reconnaissance du jùdô comme activité sportive à part entière. Elle se focalise sur la prise en compte des catégories de poids - dont Clément (1981) (11) a montré l'importance décisive dans l'évolution du jùdô - en comparaison avec deux autres sports de combat: la lutte et la boxe. Elle met en évidence une opposition entre deux conceptions :
- l'art martial, issu des théories de son fondateur Kano et représenté par les professeurs de jùdô (Collège des Ceintures Noires) ;
- le jùdô de compétition, option développée par une partie de la Fédération Française de Jùdô et Disciplines Associées (FFJDA), entérinée par l'intégration
du jùdô comme discipline olympique, avec ses catégories de poids et ses champions aux Jeux Olympiques de 1964 à Tokyo.

Comme l'ont montré Vigarello et Vives (1938) (12), les techniques sportives se transforment sous l'action conjuguée d'un ensemble de déterminations, parmi lesquelles: le choix des hommes, leur capacité d'invention, la référence à des modèles scientifiques qui modifient leur conception, l'évolution technologique, la pression économique et l'évolution sociale. Le jùdô ne pouvait y échapper.
Dans les années 1950-1955, deux savoirs coexistent :
- un savoir formel transmis par les Katas, bibliothèque agie des formes de corps (prises de jambes, de bras, de hanches, etc.) ;
- un savoir issu de la compétition, que nous appellerons « stratégico-technique ", qui ne s'acquiert qu'en situation.

Cette première phase se caractérise par une volonté militante d'intégrer ces savoirs au savoir scolaire sous la forme d'un enseignement. Mais le conflit entre ces deux formes du jùdô prend le pas, pour le moment, sur la réflexion pédagogique. Qu'apporte la seconde phase ?

LE COMBAT COMME PRATIQUE, SOURCE DE SAVOIR À TRANSMETTRE EN JÙDÔ (1957-1961)

Cette deuxième période se caractérise par l'affirmation d'un jùdô français, impulsé et géré par la Fédération Française de Jùdô et Disciplines Assimilées (FFJDA) créée en 1956, comme pratique de compétition et plus tard sport olympique. (La Fédération Française de Jùdô et de Jiu Jitsu a été créée en 1946).

Le premier article de Boulat (1957) fustige le "jùdô-religion ... moral et philosophique" ... pour le remplacer par le jùdô" sportif " ... qui doit renouveler cette discipline. L'article qui clôt cette période, du même auteur, proclame que le « jùdô est devenu un sport}) pour deux raisons :
- l'utilisation des catégories de poids en compétition - notamment dans les championnats universitaires organisé par l'OSSU ;
- l'obtention de la ceinture noire, et des grades en général, par la compétition et non plus grâce aux démonstrations certifiées par le Collège des Ceintures Noires (Le diplôme d'État de Professeurs de Jùdô existe depuis 1959).

Celle période confirme un changement de conception: le savoir devient « une recherche de l'efficacité des mouvements », Il n'est plus celui transmis par le Maître, figure fondamentale du jùdô traditionnel. Il est celui exigé par le combat puisque le jùdô devient un sport de combat, en même temps que le combat témoigne de son acquisition. D'ailleurs Brun (1959) en donne la raison :
" En sport de combat, la faute se paye comptant », Une partie du savoir de base est transmis par le professeur, mais toute fa question est de savoir placer les prises en « situation » (ce qui relève, d'après lui, du "génie").

Ces articles remettent en cause le schéma initial proposé par les didacticiens dans lequel le savoir est détenu par l'enseignant - même s'il n'en a pas l'exclusivité - et transmet ce «déjà-là» à l'élève.

Pour ces auteurs, le combat est :
1 - le lieu d'épreuve du savoir - celui où se mesure son efficacité, où se justifie son utilité.

Le savoir ne peut plus être conçu en tiers entre l'enseignant et l'élève mais comme :

2 - un effet du rapport de l'élève au combat selon un nouveau schéma (schéma 2) qui distingue le savoir de l'enseignant de celui de l'élève :

Si l'enseignant transmet un savoir, déjà là, fruit de son expérience personnelle et produit de la construction socio-historique du jùdô, seul l'élève est confronté à l'aléatoire de l'issue du combat et au choix permettant de réduire cet aléa. Cette conception s'écarte d'un savoir traditionnel, transmis à travers la reproduction de formes gestuelles que les auteurs de cette deuxième phase acceptent toutefois.

LA RUPTURE ENTRE JÙDÔ OLYMPIQUE ET JÙDÔ SCOLAIRE (1961-1971)

L'année 1961 correspond à l'organisation des championnats du monde de jùdô à Paris, consacrant ainsi le jùdô français dans son option compétitive par la reconnaissance internationale de la valeur de ses sportifs - notamment par le Japon (Thibault, 1966). Cette même année paraissent deux articles de R. Boulat (1961) dans lesquels s'affirme une rupture entre la forme compétitive du jùdô et la forme scolaire, celle qui est enseignée à l'école.

Compte tenu du débat précédent entre le jùdô traditionnel et le jùdô sportif, le lecteur de ces articles pouvait s'attendre à ce que la forme scolaire soit déduite du jùdô compétitif : il n'en est rien. Dans le premier article, l'essentiel de l'enseignement est constitué de démonstrations, de prises sous une forme coopérative, même si son originalité tient à une présentation que nous appellerons « transversale » des sports de combat de préhension - pour utiliser une terminologie actuelle - en dégageant des similitudes à la lutte et au jùdô. Dans le second article, le même auteur propose un traitement didactique où le savoir transmis aux élèves est constitué d'éléments simples de combat sous la forme «( d'études des prises debout »... qui comprend " toute la prise sans la projection» (p. 39).

Les mouvements en lutte et en jùdô sont les « mouvements tels qu'ils s'exécutent en combat» par des jùdôkas ou des lutteurs de haut niveau. Ils sont présentés sous la forme de photomontage, décrivant une prise (par exemple Kubi Nage) jusqu'à la chute. Par contre, le processus d'apprentissage est fondé sur une rupture qui porte sur l'écart entre les conceptions de l'activité - le jùdô compétitif - et la conception de l'apprentissage qui s'effectue par :

- démonstration,
- décomposition du mouvement,
- exécution et correction.

Le savoir est décontextualisé et répond ainsi à deux des cinq conditions énoncées par M. Verret pour obtenir un savoir scolarisable : désyncrétisation (découpe du savoir total en éléments) et programmabilité (présentation dans le temps de ces éléments).

Le dernier temps de la méthode indique qu'il faut" passer de temps à autre, à l'exécution de la prise complète (avec chutes) par groupes en cascades sur le tapis. La projection est même exigée des élèves au "commandement".

Cette forme d'apprentissage du "geste sportif" n'est pas spécifique au jùdô : elle concerne l'ensemble des activités sportives présentées en éducation physique dans la revue EPS à cette époque-là. Elle est conforme aux Instructions Officielles de 1962, intitulées: " EPS Instructions pour l'organisation des activités de sport. Initiation, entraînement, compétition". Si elle se justifie dans le contexte historique pédagogique de l'époque, elle n'a pas encore tiré les conséquences didactiques de l'option compétitive développée précédemment.

L'écart entre les deux pratiques apparaît dans l'article de 1963 de R. Boulat (qui est devenu " chargé de la préparation olympique à la Fédération Française de Jùdô ,,) dont il justifie la présentation par des photographies prises lors de compétitions et par l'analyse des derniers championnats du monde, " où le style devient de plus en plus rude dans la recherche d'une efficacité toujours accrue".

Pour le moment, cette réflexion pertinente de l'évolution du jùdô de haut niveau n'est pas prise en compte, malgré le parti pris affiché de considérer que l'avenir du jùdô sportif se joue à l'école. Boulat (1965) prend l'exemple du Japon "OÙ le sport est pratiqué dés l'école ", article dans lequel il rend compte de la suprématie du jùdô japonais. Il existe à ce moment-là au moins deux jùdôs :
- celui de la confrontation internationale, dont l'évolution est régie par la loi du rendement, de "l'efficacité maximum" (un principe cher au créateur du jùdô: Jigorô Kanô) ;
- celui qui est proposé à l'école, décontextualisé et dépersonnalisé (Chevallard, 1985).
Deux auteurs vont jusqu'à considérer trois jùdôs, Boulat (1964) et Courtine (1971) :
- un jùdô de self défense (Jiu-Jitsu),
- un jùdô esthétique (Katas),
- un jùdô de compétition (Shiai).
L'hypothèse est alors que l'école transmet des formes ritualisées (Katas) sans se préoccuper de leur efficacité alors que l'engagement de ces mêmes auteurs (dont Boulat) pour un jùdô compétitif à l'école avait monopolisé les deux premières périodes décrites (de 1951 à 1961). Tout se passe comme si deux savoirs différents étaient développés par deux institutions différentes: l'institution sportive d'une part et l'institution scolaire d'autre part.

La forme la plus explicite de cette rupture entre le jùdô compétitif et le jùdô scolaire est présente dans un article de Collard - professeur d'EPS à Millau (1969). Sa conception de l'initiation sportive est un jeu" qui ressemble au jùdô et un jùdô qui est pour eux (les élèves) un jeu ". À tel point que les" deux grandes récompenses" d'une telle initiation sont le " Randori souple (forme atténuée du combat) en recherchant la technique, la vitesse, et la compétition adaptée à leur âge et à leur degré technique" (p. 45).

Ce qui devrait constituer le point de départ et la raison de la transmission d'un savoir dans la pédagogie sportive devient le surplus, la récompense à l'acquisition d'un savoir scolaire, coupé de son contexte d'opposition. C'est ce qui se déduit des écrits de Collard ... toutefois, tout laisse à penser que les leçons d'EPS dirigées par cet enseignant devaient largement intégrer sa compétence technique et stratégique, son expérience de compétiteur.
Il est à remarquer que la réflexion est plus avancée dans d'autres APS, comme les sports collectifs par exemple, puisque Mérand considère, à la même époque, que la compétition est à la fois « source et contrôle de l'entraînement.

La période qui suit voit se développer les conséquences didactiques de l'option sportive du jùdô français même si quelques auteurs maintiennent la tradition de la rupture entre les deux formes déjà présentées.

LES CONSÉQUENCES DIDACTIQUES DE L'OPTION SPORTIVE DU JÙDÔ (1966-1975)

La pérennité de la rupture Un constat découle de l'analyse qui va suivre :
ce ne sont pas les auteurs qui ont milité pour un jùdô compétitif qui vont développer une" pédagogie sportive ", c'est-à-dire prenant en compte la situation d'affrontement, point de départ et de validation d'une transmission du savoir en jùdô. Nous trouvons encore, dans la Revue EPS, un certain nombre d'articles qui entérinent la rupture déjà amorcée: Boulat (1973, 1974, 1975).

Toutefois, Messmer (1972), pose la question de la conception du jùdô à transmettre à l'école :
" Le jùdô doit être envisagé à la lumière de la compétition ». Mais, au~delà de ces options, rien ne permet de représenter les modalités de sa transmission. Tout porte à croire que les écrits ne rendent pas compte de leur pratique, comme entraîneur dans leurs clubs et comme enseignant dans les centres de formation (ENSEP, CREPS...), où l'efficacité est reine.

Par contre, plusieurs articles d'auteurs différents annoncent un certain nombre de conditions facilitant sa transmissibilité.

La prise en compte d'un savoir issu du duel

Le premier auteur qui tire les conséquences de l'histoire de l'enseignement du jùdô telle qu'elle vient d'être décrite est, sans aucun doute, Bresciani. Dans une série de trois articles (1966), il développe une conception de l'apprentissage « en situation de combat. Il rend compte d'une « expérience réalisée au lycée Voltaire », Il anticipe l'ère de didactisation de l'EPS que P. Arnaud situe dans la Revue EPS en 1976-1977 (Arnaud, 1985). Ce travail tire les enseignements
d'une «option transpositive du jùdô ", dont le savoir à transmettre serait issu du combat.

a) La place du " combat réel" dans le traitement de l'activité
La méthodologie de l'observation permet la mise en évidence :
- des règles d'action (pousser-tirer),
- des éléments stratégiques (" la bonne manière d'attaquer et de se défendre,,),

et la mise en œuvre de « situations-types" fondées sur le déséquilibre du rapport de force: par exemple Tori (l'attaquant) a l'avantage de la saisie (Kumi-Kata) indispensable au déséquilibre de Uke (le défenseur).

Le traitement didactique, dans la mesure où il prend son origine dans le combat, utilise le rapport de force comme moyen de transmettre un "savoir combattre". Par exemple, l'auteur demande aux élèves de "contrer la prise" et "suivre en immobilisation au sol", ce qui correspond à une contre-attaque et à un renversement de rôles (passer de défenseur à attaquant). Il refuse que l'adversaire « fasse semblant ». L'apprentissage doit se faire en situation concrète ... « de telle façon que l'élève se trouve d'emblée en face d'un choix d'actions". Seule, la situation de combat donne sens au savoir. Le rôle de l'enseignant ne se limite plus à la transmission de techniques en laissant à l'élève le soin d'une utilisation judicieuse en combat. Il considère la situation d'opposition comme productrice d'un savoir. Il articule le savoir issu du combat aux savoirs que l'élève doit produire sous la forme de décisions dans le contexte aléatoire du combat. La nécessité d'articuler plusieurs savoirs (au pluriel) se fait jour ici.

b) Les conditions d'élaboration d'un savoir issu du combat: le travail de l'opportunité et l'observation des combats

Barthelet (1971) développe "une certaine conception de l'apprentissage", fondée sur l'opportunité, bien que la notion d'opportunité soit à référer au déplacement du poids du corps et des appuis du défenseur. Pour lui, « la vraie technique est celle qui est adaptée au comportement de l'adversaire '

Crang (1973) rejette une pédagogie analytique centrée sur les "prises" pour préconiser une observation "des situations de défense et d'attaque" et les classer par niveaux. L'objectif avoué est de produire un moyen, la fiche, afin de déterminer "un profil général du niveau de combat", c'est-à-dire permettant de mesurer l'efficacité de telle ou telle prise. Il rejoint ainsi l'option de l'inventeur du jùdô, Jigorô Kanô, dont l'objectif est «d'obtenir un résultat rapide avec un maximum d'efficacité" (Feldenkrais, 1945). La place du savoir s'en trouve précisée : il s'origine dans le rapport de l'apprenant au combat, à condition de le confronter à un combat réel dont l'observation - comme processus de distanciation et d'objectivation - lui révélera son "savoir combattre". Ces trois auteurs, par leurs apports,
permettent de préciser le schéma 2 :
- l'observation est un moyen d'affiner la stratégie,
- l'opportunité facilite l'abord de l'épreuve.

UNE OPTION DIDACTIQUE RENOUVELÉE PAR LA NATURE DE LA POPULATION SCOLAIRE (1975-1985)

À la fin de cette quatrième période, deux types d'articles témoignent d'un effort de conceptualisation d'un savoir qui, tout en respectant la logique de l'activité, se modifie en fonction de secteurs d'enseignement : l'école élémentaire et les handicapés.

L'enseignement des sports de préhension à l'école élémentaire (1976-1980)
Trois articles proposent un traitement que l'on peut regrouper sous le terme générique de sports de combat de préhension et développent une option assez nouvelle dans la mesure où ils rompent avec les « jeux d'opposition" très en vogue dans ce milieu.

Ernoult (1976) utilise la "démarche d'éveil" en partant directement des combats, en trois temps :
1) phase fonctionnelle: observation de combats,
2) phase de structuration: amélioration des déplacements, des saisies, des formes de corps, des enchaînements attaque-défense, etc.
3) phase de réinvestissement : combat libre.

L'utilisation de cette démarche permet d'articuler, dans le temps, les différents savoirs :
1) mise en évidence d'un non-savoir de l'élève par le combat,
2) proposition du savoir technique et stratégique de l'enseignant,
3) mise en œuvre du savoir de l'élève confronté à la réalité du combat.

Texier (1979) propose de développer chez ces jeunes élèves les «notions fondamentales en combat» à partir d'un "rapport dialogué" articulant dans ses propositions didactiques, coopération et opposition, c'est-à-dire un aménagement de l'opposition. Roche (1980) privilégie une approche ludique qui n'occulte pas l'héritage culturel mais qui s'attache à considérer le jeune jùdôka comme un chercheur, à qui l'enseignant pose des questions et à qui il attribue "un pouvoir créateur ", option que Voisin (1980) vérifie au cours d'une expérience dans une école rurale du Cher.

Ces différentes options confirment l'avancée théorique de la quatrième période en présentant la situation d'opposition comme justifiant les apports de l'enseignant mais aussi comme seule capable de valider le savoir de l'élève.

Les enfants inadaptés et le jùdô (1975-1985)

Trois autres articles présentent un enseignement de jùdô à des handicapés. Ici aussi, la spécificité de la population concernée pose aux enseignants des questions différentes. Ils s'orientent vers une utilisation "clinique" - au cas par cas - qui rompt avec la logique collective de la présentation du savoir dans l'enseignement.

Par exemple Pelletier (1975) propose une étude
de cinq cas qui met l'accent sur le rapport libidoagressivité (la pulsion et sa forme d'expression), montrant en quoi cette activité d'opposition constitue un révélateur du psychisme mais permet à terme, par une mise en œuvre des fantasmes, une maîtrise corporelle. Pour ces auteurs, le contexte de l'opposition favorise l'émergence de l'agressivité, du conflit, du mal être. Cette pédagogie clinique suscite l'expression du handicapé dans l'objectif de son traitement, à travers l'intégration des règles du jùdô, sa symbolique, et la confrontation au réel de la rencontre. Il renoue ainsi avec l'origine philosophique du jùdô, proche du Zen, qui considère l'activité comme un moyen de connaissance de soi, à condition que soient respectées, à la lettre et dans l'esprit, les règles de l'activité ... ce qui la rapproche plus de l'art martial que du sport de compétition.

ÉLÉMENTS DE PROBLÉMATlSATlON D'UNE DIDACTIQUE DU JÙDÔ (1985-1993)

Un savoir moteur déjà là

Bronchart (1990) s'appuie sur un savoir moteur pré-existant pour « réveiller ses potentialités» afin que l'élève les utilise dans le contexte de l'opposition. Il met en évidence un parallélisme entre le savoir nécessaire à l'activité et celui des structures psychomotrices acquises par l'élève. Il reste à montrer que ces acquisitions ne vont pas constituer autant d'obstacles au progrès futur de l'élève dans la mesure où une activité sportive et culturelle se caractérise justement par le développement d'une motricité qui dépasse et quelquefois contredit la «motricité naturelle».

L'acquisition d'une démarche tactique.

Fidèle aux options développées en 1966, Bresciani (1984) se fixe pour objectif « d'atteindre en fin de cycle le duel total, un contre un qui rend compte de la logique de l'activité et « d'acquérir une démarche tactique face à l'adversaire ». Toutes les séances débutent par un randoni, combat souple où il valorise l'attaque par rapport à la défense, de même que le cycle se termine par le Shiai (combat réel) ou des « matches défi ». L'aménagement consiste à « induire l'attaque par opportunité" ou par la différenciation des rôles d'attaquant (Tori) ou de défenseur (Uke). Par exemple, la contrainte de déplacement spatial exigée de Uke permet à Tari de « profiter du déséquilibre avant" provoqué pour le faire chuter. Les situations aménagées par l'enseignant ont pour fonction de faciliter les décisions de l'élève-attaquant en réduisant l'incertitude de déplacement de l'élève défenseur. Reste entier le problème de prouver que les acquisitions effectuées dans un contexte de coopération, celui où les rôles sont définis par l'enseignant (alors qu'en combat, un jùdôka est en même temps attaquant et défenseur), vont être utilisées par l'élève dans un contexte d'opposition.

La variabilité de l'opposition

Janicot (1985) propose un contenu qui permette de « faire évoluer le niveau d'opposition au sein du couple ». Les exercices à thème distinguent quatre niveaux d'opposition, du niveau zéro à l'opposition totale : « sans opposition - opposition orientée - opposition retardée - opposition totale ». Devant l'objectif de maintenir une motivation suffisante pour que les adolescents jùdôkas continuent à accepter les compétitions, il propose une différenciation du niveau d'opposition, du duo (coopération) au duel (opposition) selon un processus progressif, alors que la réalité du combat démontre davantage son caractère dialectique :
toute opposition ne peut s'effectuer sans un minimum de coopération, ne serait-ce qu'en acceptant les règles du combat.

Le lien dialectique entre les opposants

Brousse (1991) en reprenant cette opposition Duo-Duel comme un outil de construction des contenus d'enseignement resitue le jùdô comme un moyen d'éducation physique : il considère "l'affrontement, non comme une épreuve, mais comme un moment privilégié pour l'affirmation de soi. " Il valorise la coopération : « Le jùdô ne doit-il pas être d'abord Duo ? "Il utilise ce moyen pour "augmenter le bagage offensif ", c'est-à-dire le « savoir attaquer, le savoir projeter. " Par exemple, le principe « action-réaction-action » devient un axe de traitement de l'activité dans la mesure où il illustre le lien dialectique entre les opposants. L'auteur précise lui-même la limite de ses propositions qui tiennent au "statut du partenaire imposé à Uke" mais la réalité du combat a n'est pas ignorée pour autant, elle est seulement différée".

J'ai moi-même (Terrisse, 1991) développé une conception du savoir combattre permettant au combattant d'affronter les deux contradictions caractéristiques de ce lien que sont gagner-perdre et attaquer-détendre à travers deux exemples de situations :
- le déséquilibre du rapport de force, qui donne l'avantage à l'un et le désavantage à l'autre,
- l'arrêt de la prescription des rôles faite par l'enseignant, qui contraint les apprenants à passer à la "pleine opposition ", celle où les rôles sont à leur charge dans le combat.

Brousse (1993) propose un programme visant à acquérir ce lien dialectique en trois temps :
- "agir pour construire une action",
- "lire le rapport d'opposition et définir un projet d'action",
- "s'organiser pour gérer l'adversité".

Les variables didactiques comme mode d'articulation du lien

Les précédents auteurs s'accordent sur l'utilisation de la variabilité du rapport d'opposition" duo-duel" ou "avec-contre". Une des modalités de variation repose sur la fixation des rôles d'attaquant ou de défenseur et sur leur articulation (enchaînement de rôles).

C'est ce que propose Badreau (1986), en changeant, à chaque situation, l'adversaire-partenaire. Par exemple, le nombre de victoires dans une situation permet de modifier les couples d'opposants à la situation suivante. Mais d'autres variables de la situation sont manipulées par l'enseignant comme l'espace d'évolution, l'orientation des actions d'attaque ou de défense, etc. L'utilisation des variables didactiques est largement partagée par d'autres auteurs. Il favorise les décisions, les choix de l'attaquant, dans un contexte rendu moins incertain par la réduction des choix du défenseur. Il repose la question du rapport entre ces situations aménagées et le combat réel, caractérisé par l'incertitude de la situation créée par l'adversaire.

L'évolution du rapport de force

Collinet (1992) formalise ce rapport dans sa contingence et dans sa chronologie. L'algorithme, (suite d'opérations élémentaires permettant de résoudre un problème", lui permet de rendre compte d'une (cascade de décisions" selon une modalité du type : "S'il pousse ... alors je tire...". Cette formalisation sert à l'élève à repérer et à apprendre la " logique décisionnelle ". Cet auteur propose un outil qui permet d'extraire un savoir de l'interaction entre deux adversaires. Ce savoir se rapporte aux choix qu'opère un àjùdôka-apprenant face l'imprévisible des actions et des réactions de l'adversaire.

Cet auteur complète les tendances identifiées de la didactisation du jùdô, qui s'attache à définir le « savoir combattre » comme les conditions qui permettent aux apprenants d'effectuer des choix de prendre des décisions dans un contexte d'opposition dont l'issue est logiquement indécidable.

CONCLUSION

Pour essayer de rendre compte de la transposition didactique à l'œuvre dans l'enseignement du jùdô à partir des articles de la revue EPS, j'ai utilisé la représentation consensuelle du système didactique dans lequel le savoir est un des pôles du système, situé en tiers entre le professeur et l'élève (schéma 1).

Ce schéma peut fonctionner à la rigueur au cours de la première période (1951-1955) lorsque le savoir est essentiellement technique et peut être transmis sous la forme de Katas (reproduction des prises) dans un jùdô conçu comme art martial. Mais dès que l'option compétitive s'impose, par l'intermédiaire des championnats organisés par l'OSSU notamment, le schéma initial est remis en cause par les productions de cette deuxième période (1957-1961).

Le savoir combattre prend son origine et trouve sa finalité dans le combat : il ne peut être considéré comme un des pôles du système didactique. Je le remplace par la réalité incontournable que constitue la rencontre entre deux adversaires, le duel comme épreuve pour le savoir acquis par ['élève. Au moins peut-on, dans cette deuxième phase, distinguer deux savoirs: celui de l'élève confronté à l'adversaire et celui du professeur dont chaque enseignant sait qu'il est différent du premier.

Les auteurs de la troisième période (1961-1966) ne tirent pas les conséquences de l'option sportive qu'ils ont développée : une rupture se crée entre cette forme compétitive et le jùdô scolaire. L'école n'apporte pas le savoir nécessaire à l'élève pour affronter la situation d'opposition.

Ce n'est qu'à partir de la quatrième période (1966-1971) - malgré des essais de pérenniser la rupture - que trois enseignants tirent les conséquences de l'option prise par leurs prédécesseurs. Si le combat est le lieu où se valide et se justifie le savoir acquis, alors le traitement didactique du jùdô doit en tenir compte. Sans renier le savoir technique, les conditions de la transmission du savoir doivent intégrer l'opportunité, dans son rapport à l'adversaire et l'observation des combats comme moyen d'élaborer un savoir sur le combat.

La cinquième période (1975-1985) met l'accent sur la situation d'opposition comme révélatrice d'un savoir sur soi-même dont le respect de la relation adversive et la symbolique du jùdô en sont les conditions.

Enfin, la sixième période (1985-1993) apporte les éléments de problématisation d'une didactique dans la mesure où ses auteurs précisent les conditions nécessaires à la transmission et à la construction d'un « savoir combattre ».

Chaque auteur définit le savoir à l'articulation entre les choix stratégiques, les décisions que doit apprendre à effectuer l'élève face à la contingence de la situation, à son indécidable. Si bien qu'il convient de compléter le schéma à partir de leurs apports et de proposer un troisième schéma (schéma 3) :

Sur ces trois vecteurs reliant les trois pôles, on peut reconnaître :
- Le déjà-là : fruit de l'expérience de l'enseignant et produit de la construction socio-historique du jùdô dont certains aspects de son évolution ont été retracés. Il est de l'ordre du nécessaire.
- Les décisions : lien entre l'enseignant et l'apprenant. Tout enseignement est une suite de prises de décisions (Charlier, 1989) et tout apprentissage confronte l'élève à des choix- notamment à des choix stratégiques qui tiennent compte de la tactique de l'adversaire. Ces prises de décisions sont de l'ordre du possible.

- L'indécidable : rend compte du rapport de l'apprenant à l'imprévisibilité du comportement de l'adversaire, à l'indécidable de l'issue de la rencontre, toujours contingente, et peut-être à l'impossible d'un tout savoir sur le combat.

Au terme de cette recherche bibliographique sur la transposition didactique en jùdô, nous en déduisons que le savoir est au nouage, à l'articulation entre les trois vecteurs qui relient les trois pôles de notre dernier schéma, et rend compte des conditions de la transmission.

Il nous reste à confronter notre modélisation à l'analyse d'autres activités physiques et sportives, pour tester sa capacité de généralisation.

André Terrisse UFR STAPS
Université Paul-Sabatier, Toulouse